It's vanished out of reach
Here in these foreign streets
My skin, my blouson noir
My good old friend so far

Les enseignes défilent au regard, cafés et bars, il hésite. L’un ou l’autre n’y changeront rien, c’est simplement pour passer le temps, boire quelque chose et oublier son patron qui l’appelle toutes les cinq minutes pour des conneries qui peuvent être réglées sans son intervention. Souvent, il en vient à regretter son poste de professeur, au moins, il n’avait qu’à gérer des gosses, des endormis, des petits diables, mais jamais de supérieur qui venait pour lui dire que ceci ou cela était de travers. La mention d’un directeur d’établissement étant volontairement oubliée. Il ne pourrait pas revenir au professorat, au lycée, à la fac. Trop instable, trop dangereux pour les autres. Un professeur qui se charge les veines d’héroïne serait une belle idiotie. Alors c’est ça, fossoyeur. Gardien de cimetière. Veilleur de morts. Peu glorieux. Jorah observe les noms des établissements, cherche le plus sympathique, là où s’échouer pour plusieurs heures, car après viendra le retour à l’hôtel, endroit pourri dans lequel il loge depuis hier. Les pas s’arrêtent devant un café. Ce n’est pas son habitude. Lui l’amoureux de la bière. Le regard se porte sur les autres clients, les serveuses et une rouquine au fond de la salle, là, noyée sous ses feuilles. Imagine amusante. Il s’installe non loin, jette un regard sur les tracés, et finalement abandonne toute curiosité lorsqu’un dragon vient prendre sa commande. Un café. Un second. Et ça s’enchaine sur toutes les variantes. Carnet en main, il dessine, passe le temps, capture les clients sur papier. C’est bien le dernier talent qu’il lui reste même si la main tremble par instant, bras troué. Manches de pull relevées, il dévoile des tatouages, des marques qui serpentent, aucune cohésion. Il sait que son allure dérange. Bandit. Mauvais gars. Rien à foutre ! La rouquine n’est plus là, devenue serveuse à laquelle il commande un cinquième café. Le regard dévie vers les papiers abandonnés. Jorah y reconnaît des schémas. De la chimie. Il s’approche plus encore, s’installe et ne peut s’empêcher de tout lire, de jeter un œil vers l’écran d’ordinateur, de comparer. Des erreurs, des calculs à l’envers, des correspondances hasardeuses. Il barre, corrige, ou note quelques explications lorsque la réponse n’est pas assez développée à son gout. Le voilà qui rejoue au professeur. La chimie. C’est son domaine. Tête qu’il ne relève même pas lorsque la propriétaire du devoir refait surface. Il joue avec un stylo, cherche la fin d’une équation. Regard qu’il accorde enfin. Sourire en prime. « Y’a d’bonnes idées, mais c’était trop faible » Commentaire inutile, commentaire de professeur. A chercher la perfection. « T’es en quelle année ? C’pas un schéma qu’on donne aux nouveaux, c’trop compliqué » Compréhension qu’il n’est pas le bienvenu. « Ah… pardon, t’voulais peut-être pas d’un peu d’aide… » Feuille corrigée qu’il rend à l’inconnue.  

It's vanished out of reach
Here in these foreign streets
My skin, my blouson noir
My good old friend so far

Le regard rencontre celui de l’étudiante, elle à qui appartient les notes qu’il corrige depuis plusieurs minutes. Les rouquines auront sa peau. C’est peut-être pour ça qu’il l’a tout de suite remarqué, qu’il les voit toujours, les flamboyantes. Trop jeune diront les autres, surtout un sursaut de conscience bien entamé. Est-ce qu’il s’est déjà soucié de l’âge ? Non. Mais ce n’est pas ce qu’il cherche, c’est simplement le fait de retrouver son ancien métier, de côtoyer un peu de ce qu’il a perdu. Tête qu’il hoche à l’explication qu’elle lui donne. Cumuler étude et job. Il connaît. Lui aussi est passé par là, malgré une famille aisée, malgré des parents à l’argent foisonnant. Livreur. Serveur. Il est passé par tous, par les plus ingrats. C’est peut-être pour cette raison qu’il comprenait ses étudiants, eux qui s’échouaient les vendredi matin. L’idée de fête la veille ne lui était pas non plus étrangère. « J’comprends. Surtout que tu dois t’amuser avec quelques clients, j’sais pas comment tu fais pour n’pas leur verser leur café sur la main, ça m’échapperais… à ta place » Sourire complice. A savoir comment sont certains clients, certains chacals qu’il a observé durant la soirée. Self-control qu’il n’aurait pas à sa place.

Troisième année et c’est ce qu’elle doit faire pour le lendemain ? Cette complication réservée aux cinquièmes années ? Les yeux roulent vers le haut. Encore un professeur incompétent, un ignare souhaitant couler les étudiants. « C’est pas d’ton niveau » Ce n’est pas pour la rabaisser, la piétiner, c’est un simple constat.

Le regard de l’inconnue amuse. Passage au scanner. Mais ce n’est pas du dégout qu’il décèle là-dedans et ça le rassure. Quelqu’un qui ne juge pas. Le prénom qu’il avait deviné, lu à plusieurs reprises. « Eliott, c’est sympa… ça t’vas bien » Caractère de feu, à ne pas s’enfuir. La plupart auraient demandé à ce qu’il s’en aille, dégage et ne revienne pas. Et elle qui le questionne, s’est installée. Jolie curieuse. Stylo toujours en main, il corrige une dernière ligne. Celle de l’avant dernière-page. « Jorah » Main tendue. Convention des politesses. « J’pense que t’avais besoin d’un coup d’main » Réponse à la question, à ce besoin de savoir pourquoi il l’a aidé, pourquoi il s’est déplacé. « T’aurais fait quoi sinon ? T’aurais pas dormi d’la nuit. Ça t’aurait assassiné la cervelle jusqu’au lendemain » Un mensonge à demi. Elle aurait été dégueulasse à regarder, il n’aurait pas bougé sa carcasse, serait resté à boire son café. Action toujours intéressée. « J’étais prof… déformation pro, j’peux pas m’empêcher de corriger des choses » Les feuilles qu’il lui tend, les dernières corrections. « T’as fini, la harpie t’as lâché… ou tu bosses encore ? » La harpie. C’est pour l’autre collègue qu’il a observé, dans les pattes dans la rouquine.