Tu sais, Jean, je me suis rappelé d'un truc que tu m'as dit, il y a super longtemps. T'avais sept ans et j'en avais dix, et quand on est rentré dans la maison t'as crié « Ariel il a rencontré la femme de sa viiiiiiiiiiiiie ! », avant de courir autour de la grande table de la salle à manger, comme si tu venais d'avoir une apparition. J'avais froncé les sourcils parce que je comprenais pas pourquoi tu disais ça, mais t'avais pas vraiment approfondi parce que Maman t'avais arrêtée dans ta course et t'avais demandé d'aller te laver les mains, pleines de terre. C'était le jour où j'ai rencontré Devon pour la première fois. Et... maintenant je comprends. Je comprends l'ampleur de ta prémonition, de cette phrase dont tu te souviens probablement pas, que t'avais lâché comme la gamine que tu étais. Moi, j'ai jamais oublié. Je comprends maintenant, et je crois bien que c'est vrai, que tu avais raison. Tu sais, je crois que... je crois que j'suis amoureux, sœurette. Ça te parait fou, non ? Moi ça me paraît vraiment, vraiment fou. Je sais même pas ce que ça veut dire, en fait, pas complètement. Ça m'était jamais arrivé, mais je crois bien que c'est ça... amoureux, tu te rends compte ? Pas moi. Garde-le pour toi, s'il-te-plaît. N'en parle pas aux parents. Ils se monteraient vite la tête, tu sais. Ils s'empresseraient d'en parler aux Connely, et ils se mettraient tous à notre recherche pour unir leurs deux empires et se démerder pour que l'on reprenne leurs entreprises, tout ça pour gagner plus de thunes encore. Ils sont comme ça, les riches. Je t'imagine déjà avec tes yeux tout écarquillés et ton grand sourire et je sais qu'une nouvelle comme ça t'as envie de la crier sur tous les toits, mais par pitié tais-toi. Pourquoi je te l'ai dis alors, hein ? Et puis pourquoi toi et pas Lisa ? Elle est jeune encore, elle, trop jeune pour comprendre, enfin... quoi, elle a quel âge maintenant ? 18 ans ? Merde, elle est peut-être pas si jeune que ça. Mais je sais pas, c'est pas pareil, je me vois pas lui parler de ça. J'avais besoin d'en parler, vraiment, et je me suis dit que t'étais la personne la mieux placée. Je sais pas trop comment gérer tout ça, tu sais ? Et puis j'me rappelle de toi, qui venait toquer à la porte de ma chambre en revenant des cours, au lycée, pour me demander comment répondre au sms que Bidule t'avais envoyé, ou comment larguer en douceur Machintruc. J'suis désolé Jean, que la première lettre que je t'envoie soit pour te raconter ma vie, mais... tu sais, c'est Lisa qui m'a dit qu'elle voulait recevoir des cartes alors je lui ai envoyé des cartes à elle, et puis elle te les lisait, non ? Je lui en ai pas écrit depuis longtemps d'ailleurs, mais on est toujours dans la même ville alors, les cartes postales changent pas du genre au lendemain. (Tu lui diras que je suis désolé, quand même.) Elle va bien sinon ? Elle est rentrée à la fac, non ? Les gens sont sympas avec elle ? Si y a bien un truc qui m'ennuie dans l'fait que je sois pas à Edmonton, c'est que je serais pas là pour refaire leur face à ceux qui se moquent d'elle... j'espère qu'ils sont un brin ouverts d'esprit là-bas. Mais à part ça j'suis bien mieux là où je suis, vraiment. C'est pas mal Siloam Springs, ça te plairait je pense. Comment tu t'en sors toi, d'ailleurs ? Toujours à fond dans l'économie ? Le père te soûle pas trop avec ses histoires de succession ? Il est con en plus, c'est pas comme s'il allait passer l'arme à gauche d'ici l'année prochaine. Enfin, je touche du bois. Et t'es toujours avec ton mec au fait ? Comment il s'appelle... il avait un nom original, lui aussi. Ou pas en fait. Oliver ? T'es encore avec Oliver ? Fiancés ? J'espère qu'il est gentil avec toi. Tu te laisses pas marcher sur les pieds, hein ? Un jour je vous appellerais, promis. Si ça peut vous rassurer ma voix c'est toujours la même, virile, mélodieuse et tout ça. Bon, j'te laisse Jean. Des bises. Dit à Maman que je l'aime, et à Lisa aussi. Et puis toi aussi bien sûr, idiote.

Ariel, au cas où tu n'aurais pas deviné (ton frère, si t'as la mémoire courte)



Ariel était accoudé à la fenêtre du van, qu'il avait ouverte pour profiter de la température extérieure plutôt clémente pour un mois de février. Il fixait une grange au loin, pensif. Cette grange. Il esquissa un léger sourire. Il était arrivé en avance, bien plus en avance que d'habitude. En réalité, il avait démissionné en début de matinée, dès qu'il était arrivé au café. Son poste de serveur qu'il occupait était tellement précaire que le patron ne s'opposa même pas au fait qu'il n'avait donné aucun préavis. Il lui avait donné son salaire du mois qu'Ariel rangea au fond de son sac, ainsi que quelques pourboires de la veille qui lui revenait. Il était alors sorti dans la fraîcheur matinale et avait joué quelques instants avec les pièces de monnaie. Huit dollars. Il avait marché un peu au hasard des rues de Siloam Springs, jusqu'à trouver ce qu'il cherchait : un fleuriste. Il était entrée dans la boutique et avait observé les différents bouquets. Il avait été effaré du prix exorbitant que coûtait les fleurs. C'était bien au-delà de ses moyens, bien au-delà de ses huit petits dollars. Il gardait le salaire pour manger et pour acheter les produits indispensables à leur survie. Son regard avait alors accroché une pancarte Promotion, avec justement un beau bouquet de roses à six dollars cinquante. Il l'avait acheté. Il était ressorti, avait fait dix mètres, et l'avait jeté dans la première poubelle qu'il avait vu. Devon ne méritait pas un bouquet de fleurs en promotion. Elle méritait un vrai bouquet, elle méritait quelque chose qu'il ne pouvait pas se payer. Et puis ça ne lui ressemblait vraiment pas, d'être aussi romantique. Il avait alors erré dans Siloam Springs, prenant enfin le temps de découvrir cette ville qu'il n'avait fait que survoler, finalement, depuis qu'ils s'étaient installés définitivement ici, quelques mois plus tôt. Il s'était pris un sandwich avec les quelques pièces qui lui restaient et s'était posé sur un banc pour le manger, repensant à la soirée mouvementée qu'il avait vécue hier. Il savait qu'ils allaient avoir la discussion ce soir, et étrangement ça ne lui faisait pas peur. Il se sentait bien. Il savait que ça, eux, c'était la bonne chose. Que Devon, c'était la bonne fille. Pas une de ses nanas qu'il avait eu l'habitude de côtoyer le temps d'une nuit. Non, pas une de celles-là. Il avait alors pris le temps d'écrire la lettre à sa soeur, avant de reprendre la route sur les coups de quatre heures de l'après-midi, se disant que ce serait toujours mieux d'attendre chez les Caldwell. C'était donc accoudé à sa fenêtre, un brin de blé au coin des lèvres, qu'il se fit la réflexion qu'en réalité, il n'avait jamais eu l'occasion d'être romantique. C'était donc normal que cela ne lui ressemble pas. À cette pensée, il ouvrit la porte du van et s'aventura en direction d'un champ qui lui semblait fleuri. Il était étonné qu'il y ait déjà des fleurs à cette époque mais il ne s'en plaignait pas. Trente minutes plus tard, il se retrouva avec un beau bouquet de fleurs sauvages. Il releva la tête et aperçu Devon entourée de trois adolescents, à quelques centaines de mètres de là où il se trouvait. Il plaça sa main libre au-dessus de ses yeux pour se protéger de la lumière aveuglante du soleil. Ça se voyait qu'elle était dans son élément, qu'elle faisait ce qui lui plaisait. Il retourna au van, le bouquet à la main. Il espérait que Monsieur Caldwell voudrait bien l'embaucher, lui aussi, comme lui avait suggéré sa meilleure amie. De retour à leur véhicule-maison, il trouva une bouteille en plastique dont il découpa le goulot, qu'il remplit ensuite d'eau à une petite fontaine à l'entrée de la ferme et où il mit les fleurs qu'il avait ramassées. Il posa le tout sur le siège de Devon, se débrouillant pour qu'il ne tombe pas. Il découpa un bout de papier d'un bloc-notes qui traînait et gribouilla quelques mots. Il déchira la feuille et la chiffonna, la jetant au sol. Il écrivit une nouvelle fois, avant de la déchirer, la chiffonner et la jeter de nouveau. Il se gratta le front, réfléchissant, avant de lever son stylo en l'air, esquissant son célèbre sourire en coin. Tes lèvres sont ré-invitées sur mes lèvres quand elles veulent. Dans la grange, dans le van, la nuit, le jour, dans trois minutes, dans trois ans. (Mais pas dans trop longtemps, mes lèvres sont pas vraiment patientes.) Il avait ajouté un petit smiley et avait glissé le mot au milieu des fleurs des champs. Il mit le contact quelques minutes pour avoir l'heure. Plus que quatre-vingt trois minutes à attendre.