TON HISTOIRE

Citation :

Je regarde l’horizon. Un oiseau passe. Ce que j’aurais aimé être un oiseau. T’imagine ? T’es libre. Tu fais ce que tu veux quand tu veux. Et même si tu chies sur la tête de quelqu’un, t’es intouchable. Un oiseau punaise… Mes jambes se balancent dans le vide. Je me penche en avant. Là, j’ai vraiment peur. Un faux mouvement et spalsh, plus de moi. L’immeuble est super haut en plus. Si j’étais un oiseau j’aurais qu’à m’envoler dès que je commence à m’emmerder, me barrer ailleurs, aller voir du monde, prendre un verre… J’me fais rire moi-même. Ca s’agite tout en bas, dans la rue. J’entends les klaxons. Les nerveux commencent à s’exciter. Je me penche un peu plus pour voir ce qu’il se passe. Un mec est sorti de sa voiture et cogne sur la fenêtre de l’autre comme un demeuré. Comme souvent en gros. Je les regarde un moment mais ça me saoule assez rapidement. Je descends du rebord et jette un œil à l’heure. C’est trop tôt pour aller en soirée et c’est trop tard pour squatter chez quelqu’un. Fais chier. Alors je me rassois et je cherche un truc intéressant à mater. Parfois, quand je regarde dans l’immeuble d’en face -deuxième fenêtre en partant de la droite, avant-dernier étage- je peux voir un gars dans sa chambre. Il est jamais là à la même heure,  il arrive même qu’il ne soit pas là du tout. Alors que moi, je suis là tous les soirs ou presque de 18heures à 19heures, sur le rebord de ce toit pourri. Il fait jamais les mêmes choses non plus. Parfois il fait de la batterie, d’autres, il a l’air d’étudier, il arrive qu’il ramène des gars chez lui et puis ça fait des grands gestes. Je sais jamais s’ils s’engueulent ou s’ils refont le monde. Plus rarement il ramène des filles, soit il ferme ses rideaux, soit elle repart au bout d’un certain temps. Je me souviens d’un soir, où je m’apprêtais à partir. Je me suis dit que personne ne m’attendait vraiment et que j’allais attendre encore un peu. Et puis, mon regard a été attiré par la fenêtre de l’inconnu. Lorsque j’ai baissé les yeux, je l’ai vu, le regard fixé sur moi. Nos yeux se sont croisés et il m’a souri. Je lui ai souri en retour. Je sais pas vraiment pourquoi. On est resté comme des cons un moment et puis, finalement, il a porté un de ses doigts sur sa bouche comme pour me dire de garder le secret. Depuis, je ne l’ai plus revu. J’me souviens pas vraiment de comment j’ai commencé à venir ici. Mais j’suis bien, perchée au-dessus des gens, au-dessus du monde, j’me sens libre. Ça me calme, j’suis tranquille, personne ne monte jamais ici. Même pas mes potes, encore moins mes parents. Ils ont d’autres choses à faire. Maman est malade, ça fait quelques temps qu’on le sait. Ill faut parfois que je manque des cours pour l’aider à la maison. C’est ma dernière année et les profs me disent déjà que je ne vais pas réussir. J’m’en fiche un peu en fait, j’veux juste que ma mère aille mieux. Mon père, lui, il travaille toute la journée et le soir, il a encore l’énergie pour passer du temps avec nous, nous montrer qu’il nous aime. Mon père c’est un type bien. Il a perdu ses parents étant jeune, il a appris à se débrouiller tout seul. Il a toujours voulu qu’on soit heureuses, qu’on sache que si un jour il part, il nous aura aimé de toute son âme. J’l’aime mon père. J’connais une fille qui est émancipée. Elle dit que c’est un des meilleurs trucs qui lui soit arrivé mais, un jour, je l’ai surprise à pleurer toute seule dans les toilettes. Je suis sûre qu’elle n’est pas heureuse comme ça. Elle a trop de fierté pour retourner chez ses parents et leur demander de la reprendre. J’suis vachement triste pour elle. Moi j’ai ma famille tout entière. Ils sont heureux de leur vie, ça se voit. Moi je sais pas les aimer comme il faut, je sais pas profiter de ce qu’on a, je veux toujours plus. Ou peut-être que j’en veux moins.

Je ferme le journal d’un geste. Je me souvenais même plus d’avoir écrit ça. J’avais genre, 18 ans ? La vie n’était pas parfaite mais j’avais mes parents. Je ferme les yeux, penche la tête en arrière et inspire profondément. Je reste comme cela pendant un moment. Il faut que je me calme, j’vais pas pleurer quand même… Je rouvre les yeux et tourne la tête vers le carton posé à côté du matelas sur lequel je suis assise. Un simple carton. Un carton dans lequel il reste des morceaux de ma vie. On me l’a amené quelques temps après l’incendie. C’est tout ce qu’ils ont pu récupérer. Le reste était calciné. Il y a de vieilles photos, quelques vêtements de mes parents, mon vieux journal d’ado. Pas grand-chose de plus. L’incendie a tout détruit.

J’étais au café quand tout ça a commencé. Je travaillais tranquillement, servant les gens comme d’habitude, affichant un grand sourire quand, le patron nous a dit de tous nous taire. Il a monté le son de la télé et là, la nouvelle tomba. Un incendie s’était déclaré, et il était déjà incontrôlable. Je n’ai pas attendu la fin du reportage pour me rendre chez mes parents. Quand je suis arrivée sur place, les flammes s’étaient déjà attaquées à l’immeuble. J’ai entendu un des pompiers dire qu’ils ne pouvaient pas faire grand-chose, l’immeuble était trop vieux et ne respectait pas les normes de sécurité, dans ces conditions, il était presque impossible d’éteindre les flammes.  J’ai cherché d’un regard paniqué dans la foule mais, ils n’étaient pas là. Dans les jours qui suivirent, on me m’a téléphoné pour m’annoncer la mort de mes parents. Je me suis littéralement effondrée. Je ne suis plus sortie pendant un mois. Puis, j’ai recommencé à travailler. Je suis lentement remontée à la surface.

Encore aujourd’hui c’est difficile mais je dois faire bonne figure. Et puis le monde entier n’est pas obligé d’être au courant de la tristesse que je vais garder à vie.