TON HISTOIRE « mamaaaaan, tu fais quoi ? » eliott s'est incrustée au beau milieu d'une cérémonie. elle n'a pas le droit d'être là, sortir de la chambre en dehors des repas lui est interdit. mais, du haut de ses cinq ans, elle ne comprend pas bien pourquoi elle ne peut pas faire telle ou telle chose, ni pourquoi elle vit avec une dizaine de personnes, des inconnus, en plus de sa mère. dont un homme effrayant, a qui l'appartement semble appartenir puisque c'est le chef. tout est à lui, même maman. même eliott. « delilah ! on a dit que tu pouvais la garder à condition qu'elle ne nous dérange pas. elle doit être quasiment invisible à la communauté. » sa maman ferme les yeux et baisse la tête. delilah junior, qui s'appelle eliott en secret pour simplifier les choses, se fait à son tour sermonner mais elle écoute à peine. le grand chef effraye tout le monde, et elle ne l'aime pas, mais il ne l'impressionne pas plus que cela. « bonne cérémoniiiie », fait-elle, s'attirant un regard courroucé avant de disparaître derrière la porte de sa chambre. «sa» chambre, partagée avec sa maman et trois femmes auxquelles elle ne parle jamais. elles, elles lui font peur. elles la regardent bizarrement, comme si elles attendaient quelque chose d'elle. et elles ne parlent jamais, c'est relativement stressant. de toutes manières, delilah n'aime personne ici. pas même sa mère, qui joue à peine son rôle et l'ignore la plupart du temps. elle aimerait avoir un papa, pour qu'il l'emmène loin d'ici, de ces gens étranges et de cette cage dans laquelle elle tourne en rond. elle voudrait s'éloigner au maximum de cette secte à laquelle elle ne comprend rien, et de tout les interdits qu'on lui impose. l'autre bout du monde, ce serait le paradis. tout est mieux que cette vie. entre l'interdiction d'écouter ou jouer de la musique, de faire du bruit, de se faire remarquer ou de lire, et les moqueries qu'elle subit à l'école, elle ne sait pas combien de temps elle tiendra encore.

« pourquoi tes cheveux sont orange ? »
« pourquoi t'es stupide ? »
« pourquoi t'es méchante ? »
« quoi ? » elle dévisage le garçon, qui ne semble pas le moins du monde perturbé par l'analyse qu'elle fait de ses traits. il hausse les épaules et répète sa question: « pourquoi t'es méchante ? » elle rit avec une amertume incroyable pour son jeune âge. six ans, et déjà elle est comme blasée de tout. « parce que tout le monde se moque de mes cheveux. moi je les aime bien, mais ça fait rire tout le monde. je suis pas une sorcière... » une profonde tristesse se lit maintenant sur son visage. « moi aussi, je les aime bien. » ses yeux étincellent. enfin elle rencontre quelqu'un qui ne la traite pas comme une pestiférée, et elle a beau lui dire qu'elle est considérée comme une diablesse et que sa mère appartient à une secte, il ne fuit pas. il s'en moque. elle l'aime bien, le nouveau.

eliott reste plantée sur le pont, à regarder en bas. là où, une heure plus tôt, ils ont tous sauté. pas une once de tristesse dans ses yeux clairs, seulement le néant. peut-être qu'elle devrait grimper sur cette rambarde, à son tour, et faire le grand saut. peut-être que ce serait mieux, peut-être que ce serait plus facile. elle n'a nulle part où aller, parce que maman a sauté et que malgré leur relation chaotique, c'était son seul repère. il y a son meilleur ami, mais il ne sait encore rien. il l'apprendra par la presse, parce qu'elie, elle part. canberra, elle en a sa claque. alors si elle ne saute pas maintenant, elle partira. des bruits de pas dans son dos interrompent le court de ses pensées, mais elle ne prend pas la peine de se retourner. ça fait maintenant vingt minutes qu'elle fixe l'eau, comme si elle allait y trouver des réponses. les pas s'arrêtent juste derrière elle, à un pas ou deux. elle perçoit le souffle d'un homme, et elle jure entre ses dents. « t'as pas sauté ? » techniquement, elle n'a pas le droit de lui parler comme ça. d'ailleurs, elle n'a jamais eu le droit de lui parler tout court. un vague sourire étire ses lèvres lorsqu'il prend la parole en ignorant sa question: « tu viens avec moi, delilah. on va partir en europe, ce n'est plus un endroit pour toi. » elle pivote vivement et le pointe d'un doigt accusateur. « tu ne m’emmènes nulle part. je suis pas conne comme ma mère, je suis pas un putain d'adepte de ta secte à la con ! casse-toi en europe si tu veux, mais laisse-moi tranquille. connard. » elle l'emmerde. il n'est personne pour elle, il n'est rien. et il a tué sa mère, alors même si elle ne l'aimait pas vraiment, même si elle n'en souffre pas, elle ne suivra pas cette homme. c'est lui qui, depuis le début, ne cesse de lui gâcher la vie. pourquoi le suivrait-elle ? « je suis ton père. » ah ouais ? c'est amusant que, comme par hasard aujourd'hui, il lui annonce cette grande nouvelle. « c'est génial, dark vador. » il l'attrape par les épaules et la secoue. ses traits se déforment de rage. elle n'a toujours pas peur. « qu'est-ce que tu comptes faire, delilah ? tu n'as nulle part où aller. alors tu vas prendre tes affaires et monter dans le premier avion pour la france avec ton père. je me fous de ce que tu en penses, tu as à peine onze ans alors tu m'obéis sans sourciller, tu ne discutes pas. » elle jette un regard autour d'eux, cherche une échappatoire. puis elle soupire. « je ne t'appellerai jamais papa », décrète-t-elle.
cinq ans, la france les accueille durant cinq ans. elle s'intègre plutôt bien. elle s'entend mieux avec les garçons que les filles, comme elle l'a toujours fait, mais elle est facilement acceptée. une australienne qui débarque à paris, ça intéresse tout le monde. elle passe le plus clair de son temps dehors, parce que rentrer signifier être confrontée au meurtrier indirect de sa mère. ça signifie voir son père, et regretter amèrement d'avoir tant voulu le connaître. lorsqu'elle finit les cours, elle traîne dans les rues, seule ou accompagnée. peu importe, du moment que ça limite la durée du désagréable face à face avec son géniteur. au bout de la cinquième année, eliott (ce prénom est devenu officiel, elle ne supporte pas delilah et seul son père l'appelle encore ainsi) prend une grand décision. elle sait pertinemment que demander son avis à son père est une mauvaise idée, alors elle attend qu'il s'endorme et lui coupe une mèche de cheveux. elle fait de même avec les siens et, dès le lendemain, test de paternité. oui, c'est illégal, ils n'ont normalement pas le droit de faire ce test mais, après exposition de sa situation et proposition d'une belle somme d'argent -plus des yeux faussement bordés de larmes- elle parvient à ses fins.

agitant un bout de papier sous son nez, elle confronte celui qui n'est finalement pas son père à la vérité qu'elle vient d'apprendre. « t'es tellement pathétique. pourquoi t'as tant tenu à ce que je vienne avec toi, je suis même pas ta fille ! t'y croyais vraiment à ton histoire ou t'as juste eu peur que je l'ouvre et te dénonce comme le meurtrier de quinze innocents ? tu n'imagines même pas à quel point tu me fais pitié », crache-t-elle au visage de cet homme que, de tout son être, elle hait. et elle fuit avant qu'il ne puisse lui faire le moindre mal. la faire taire. elle court comme une dératée dans les rues de paris, jusqu'au premier commissariat venu. et, là, elle explique tout à un policier abasourdi. elle raconte l'enfance brisée, les rêves oubliés, les interdictions. le suicide collectif, la fuite. et le test, même si c'est illégal. elle dépose le bout de papier indiquant clairement qu'ils n'ont rien avoir l'un avec l'autre sur le bureau de l'officier, puis elle s'effondre. elle pleure comme une enfant, elle pleure sans parvenir à s'arrêter, elle s’étouffe dans ses sanglots, s'aveugle de larmes. elle n'a jamais pleuré sur son existence, jamais. et ça fait tellement de bien... en parler, en pleurer.

le gourou de la secte australienne ayant mis fin à ses jours en juin 2004 est arrêté à paris et renvoyé à canberra pour y être jugé. eliott le suit, elle tient trop à le voir atterrir en prison que pour refuser de témoigner. elle va venger sa mère et la naïveté désespérée qui l'a poussée à le rejoindre. elle va lui faire payer les mensonges, les trahisons. et surtout les morts. c'est plus facile qu'elle ne le pensait, tout est bien qui finit bien. après l’incarcération de son, on peut le dire, ennemi juré, elle quitte à nouveau canberra. il avait au moins raison sur une chose: ce n'est pas un endroit pour elle. paris non plus, plus maintenant. alors elle tente les états-unis. ce n'est pas innocent, elle se dit que son père y est peut-être. c'est un pressentiment, une sorte d'intuition. elle se lance donc, prend un billet pour new-york et disparaît à nouveau. elle n'a que dix-sept ans, mais c'est désormais aussi important que son premier mot. elle est seule. et siloam s'impose comme une évidence, c'est l'endroit parfait pour faire de tranquilles recherches sur son véritable père. elle commence dès son arrivée. après quelques nuits dans un motel, elle trouve refuge chez un habitant des plus chaleureux. aujourd'hui, ils sont toujours colocataires.